Les fondements de l’Union africaine

Prof. Sayemen Bula-Bula, Professor of International Law

[...Extraits...]
La version intégrale est publiée dans l’African Yearbook of International Law, Vol. 9, 2001.

LES FONDEMENTS DE LUNION AFRICAINE
Sayeman Bula-Bula*
“L’Afrique doit s’unir” Kwamé Nkrumah[1]
INTRODUCTION
Ainsi s’exprimait, par la parole et par l’écrit, le Ghanéen Kwamé Nkrumah, le premier chef d’État d’un pays africain décolonisé. L’homme comptait aussi parmi les leaders africains les plus visionnaires de son époque. Il y a déjà plus d’un demi-siècle ! Jerry Rawlings a récemment rappelé de manière opportune que Nkrumah considérait que « l’indépendance du Ghana perdrait toute sa signification si elle n’était liée à la libération totale du continent ».[2]

Hélas, le digne fils d’Afrique n’a guère pu réaliser le projet qui l’absorbait obstinément. Mais il n’était pas seul à caresser l’idée grandiose d’une Afrique unie, de la Méditerranée à l’océan Antarctique, de l’océan Atlantique à l’océan Indien. Des conducteurs d’hommes remarquables qui animaient alors l’Afrique de la décennie glorieuse des années soixante, partageaient également le noble dessein. Du fougueux Sékou Touré (Guinée) au prestigieux Modibo Keita (Mali), en passant par Patrice Lumumba (Congo-Léopoldville), « un fils exceptionnel de l’Afrique »[3], du majestueux Mohammed V (Maroc) à l’impétueux Ben Bella (Algérie), du colosse Gamal Abdel Nasser (Égypte), au mwalimu Julius Nyerere (Tanzanie), du sphinx Hailé Sélassié (Éthiopie) au Mzee Jomo Kenyatta…, nombre d’africains partageaient le projet. Longue serait la liste à laquelle doivent être intégrés des dirigeants des mouvements de libération nationale de l’époque, notamment le célèbre Amilcar Cabral, l’éphémère Edwardo Mondlane et le tenace Augustino Neto. Plus tard, Robert Mugabe émergera de la Rhodésie du Sud (Zimbabwe) surclassant les Josua Nkomo, Muzorewa et Sitole.

C’est à juste titre que le préambule de l’acte constitutif de l’Union africaine s’inspire des“nobles idéaux qui ont guidé… des générations de panafricanistes dans leur détermination à promouvoir l’unité…”[4]

Comme il fait revivre légitimement à la mémoire collective africaine les inoubliables
“luttes héroïques menées par nos peuples… pour l’indépendance politique, la dignité humaine et l’émancipation économique”.[5]

Des idéaux qui conservent encore largement leur actualité.
A l’opposé, d’autres chefs d’État africains généralement issus des « urnes des comptoirs étrangers » établis en Afrique envisageaient avec beaucoup d’appréhension un mouvement unificateur qui emporterait les oripeaux de la souveraineté de leur cher État. Sans prétendre ici également dresser une liste exhaustive, Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire), Fulbert Tsiranana (Madagascar), Habib Bourguiba (Tunisie), William Tubman (Libéria), Léopold Sedar Senghor (Sénégal), correspondent aux figures de proue de l’Afrique des États-Nations.

Mais à l’issue d’un compromis historique entre partisans et adversaires d’une organisation panafricaniste naquit à Addis-Abeba, le 15 mai 1963, l’Organisation de l’Unité Africaine. Il va sans dire que l’éclosion des cendres du colonialisme d’un regroupement d’États africains à vocation continentale par son ouverture et à prétention globale par la généralité des matières rentrant dans ses objectifs ne pouvait qu’irriter certaines capitales non africaines. Adossée au vieux projet euro-africain, la Communauté économique européenne d’alors craignait qu’une telle organisation des États plébéiens ne réduise le train de vie des États patriciens.[6] D’autre part, l’anticolonialisme de façade des États-Unis d’Amérique dissimulait mal le grand besoin d’ouverture du marché qui dévorait l’âme de l’empire messianique du capitalisme. D’autre part encore, l’écroulement des pans entiers du camp capitaliste formé par des territoires coloniaux et leur orientation vers d’autres destins ne pouvaient que rencontrer les desseins de l’empire messianique du socialisme, l’ancienne Union soviétique.

Durant des décades, l’O.U.A. résista tant bien que mal aux influences contradictoires des superpuissances déterminées, chacune pour soi, à l’apprivoiser. Quel que soit l’oracle des milieux franchement hostiles à l’institution annonçant périodiquement sa disparition imminente au profit des structures eurafricaines (Commonwealth, Conférence franco-africaine…), l’O.U.A. a eu, dans un environnement international hostile, l’insigne mérite de naître, de résister et de se transformer en Union africaine. A ce titre, ses pères fondateurs accèdent au Panthéon des dieux et des héros.

Ils n’étaient pourtant pas les premiers à fixer cet objectif légitime à atteindre par les capitaines des peuples. Plusieurs décennies avant eux, des penseurs d’origine africaine avaient propagé urbi et orbi des idées en vue de la renaissance de l’Afrique meurtrie par le colonialisme associé au racisme. Parmi eux s’imposent particulièrement le Jamaïcain Marcus Mosiah Aurelius Garvey, dit Marcus Garvey et l’Américain William Edward Burghardt Du Bois.

Là remontent les racines profondes du panafricanisme éclos sous le feu des oppressions nombreuses et diverses.

Depuis cette époque, l’abolition formelle du racisme a cependant eu lieu. De même que sous la pression déterminante de l’O.U.A., le colonialisme a été quasi-universellement éradiqué. Le recul du temps permet d’apprécier correctement le bilan de l’O.U.A. Parmi les points hautement positifs apparaît incontestablement la libération politique de l’Afrique du colonialisme et des phénomènes apparentés. A telle enseigne que le groupement d’États peut être qualifié d’Organisation de Libération de l’Afrique (OLA). C’est le programme essentiel du panafricanisme originel qui a été réalisé. Pourtant l’Afrique continue de ployer sous le joug d’une domination étrangère insidieuse, le néocolonialisme qui, à lui seul, justifie la continuité des idées panafricanistes. Par ailleurs, la mondialisation, sous sa nouvelle forme, accentue davantage l’intérêt du projet panafricaniste.

La gestation de l’U.A. a suivi cinq phases à Syrte I, Tripoli, Syrte II, Lomé et Lusaka. La déclaration de Syrte (6­-9 septembre 1999) a pris l’option d’« accélérer la mise en œuvre du traité d’Abuja » du 3 juin 1991 relatif à la C.E.A. par l’établissement de l’U.A. en trois ans. Le sommet de l’O.U.A. à Tripoli (1-6 juin 2000) a énoncé les principes généraux devant guider cette entreprise. Auparavant, des réunions d’experts juridiques et parlementaires, organisées à Addis-Abeba (17-21 avril 2000) et à Tripoli (27-30 mai 2000) ont examiné le projet. C’est à l’issue de la XXXVIIème session ordinaire de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’O.U.A. à Lomé (10-12 juillet 2000) que le texte a été adopté. La session extraordinaire à Syrte (1-2 mars 2001) a proclamé l’établissement de l’Union ; tandis que le dernier sommet de l’O.U.A. à Lusaka (5-8 juillet 2001) a constaté la succession de l’O.U.A. et de la C.E.A. par l’U.A.

Il est possible de scruter la germination de l’U.A. sous plusieurs angles variés. L’option levée consiste à examiner ses fondements afin d’apprécier sa légitimité et de jauger la solidité éventuelle de l’entreprise projetée. Il va de soi que les facteurs à étudier ne présentent pas une importance égale. En conséquence, les développements consacrés aux uns et aux autres ont une ampleur différente. Quelles sont les bases objectives et subjectives qui fondent l’Union africaine aux plans géographique et historique, idéologique, économique et juridique ? Telle est la question fondamentale qui rythme la cadence du propos.
* * *

CONCLUSION
C’est au pas de charge, de Syrte à Lomé, en passant par Tripoli, Addis-Abeba et Syrte encore que l’Union africaine semble avoir été juridiquement créée aux yeux de l’observateur. Mais d’après des figures historiques africaines,[7] le président libyen El Khaddafi mûrissait discrètement le projet en compagnie d’autres anciens chefs d’État africains depuis quelques années. Des personnalités scientifiques non africaines[8] rencontrées affirment aussi avoir joué le rôle de consultant pour le projet auprès du leader libyen. Selon les mots du Secrétaire général de l’O.U.A., le chef de l’État libyen a apporté une « contribution inestimable », notamment par « ses initiatives audacieuses et novatrices » ayant abouti à l’adoption de la Déclaration historique de Syrte le 9/9/1999.[9]

Kwame Nkrumah a eu le mérite de ramener la flamme du panafricanisme de l’Angleterre en Afrique après que d’autres l’eut transportée des Antilles en Amérique et de cette dernière en Europe. Mouhammar El Khaddafi tente de raviver cette flamme menacée d’extinction par des successeurs oublieux de l’idéal des pères fondateurs de l’Afrique moderne. Par là, le Libyen a réussi à entrer vivant dans le panthéon des dieux et des héros du panafricanisme aux côtés de William Edward Burghardt Du Bois, Henry Silvester William, Marcus Aurelius Garvey, Booker T. Washington, Nnamdi Azikiwe, Georges Padmore, Peter Abrahams, Jomo Kenyatta, Wallace Johnson, T. R. Makonnen, Obafemu Awolowo, Hastings Banda, Ahmed Ben Bella, Hailé Sélassié, Modibo Keita, Sékou Touré, Patrice Lumumba, etc. C’est un immense réconfort pour ce visionnaire qui avait, jusque là maintes fois échoué à promouvoir le panarabisme dans plusieurs directions.

Autant dire que l’initiative libyenne s’inscrit dans la droite ligne des faits et idées historiques accomplis et développés par des générations d’Africains et d’hommes d’origine africaine.
On a rappelé plus haut que le panafricanisme puise sa racine dans le passé des Africains et des Africains-Américains caractérisé par les doctrines et les pratiques de la domination, à savoir le racisme et le colonialisme. On sait aussi que le néocolonialisme a pris le relais de ce dernier depuis la décolonisation formelle. Il tendrait désormais à connaître une grande extension à la faveur de la mondialisation du capitalisme.

Il paraît ainsi “légitime aux États africains d’organiser une résistance collective en appliquant simplement la maxime “l’union fait la force”. Pareille comportement n’est pas seulement imposé par l’histoire. La pratique internationale contemporaine aussi le commande. Le phénomène de formation de grands ensembles économiques s’observe au niveau quasi universel. Il constitue véritablement un impératif pour l’Afrique morcelée en une constellation d’États à la veille de la décolonisation : divide ut imperet.

D’autre part, il ne manque pas de matières économiques en vue de l’établissement de l’Union africaine. Réservoir de matières premières pour des États tiers et exutoire des produits manufacturés de ces derniers, le continent de 700 millions d’habitants a des motifs légitimes pour rechercher collectivement la mise en valeur des ressources naturelles aussi abondantes que variées. Tel est le prix à payer afin de garantir aux peuples africains le développement durable menacé par la mondialisation. D’où la charte signée à Lomé le 11 juillet 2000 et entrée en vigueur le 26 mai 2001.

Si le principe de fonder l’Union africaine qui frayerait plus tard la voie sinon à une fédération d’États, à tout le moins à une confédération d’États, ne peut à mon sens être contesté; il demeure que sa mise en oeuvre effective au jour d’aujourd’hui[10] peut se heurter à des obstacles majeurs. L’option politique levée définitivement dès le sommet de Syrte du 9 septembre 1999, contre vents et marées agités ultérieurement par des réunions d’experts, ne suffit pas à garantir la réussite du projet. La volonté politique de réaliser un saut qualitatif vers l’Union doit se manifester de manière continue au fil des ans. Or, l’incurie dans la gestion de la chose publique, l’aventurisme politico-militaire transfrontière au bénéfice des tiers, l’extraversion continue des économies de cueillette, le flux frauduleux des capitaux sud-nord, la fuite des cerveaux et de main d’œuvre… rendent malaisé l’établissement du groupement africain.

Plutôt que de servir de marche vers une union continentale, les Communautés économiques régionales, pour la plupart, donnent l’air d’être essoufflées si elles ne sont pas perturbées dans leur fonctionnement par des tares congénitales. D’autre part, l’expérience européenne montre que le mouvement unioniste doit être porté par des États locomotives économiquement indépendants. Ces derniers font encore cruellement défaut en Afrique. Certes, la manne pétrolière libyenne (et donc précaire), qui fait figure d’exception, n’est pas négligeable. Mais elle paraît insuffisante pour servir de levier à l’intégration au niveau continental.

Tout comme la « foi en la cause africaine… de citoyen africain et de patriote »[11] mise en avant par le Mali. L’ambition africaine d’intégrer la dimension politique et la dimension économique du panafricanisme au sein d’une entité unique, l’Union africaine[12] est appréciable. Mais il s’agit d’une tâche ardue.

A tout bien peser, l’observation attentive des dispositions de l’acte de Lomé ne permet pas de conclure qu’un transfert de souveraineté ait été réalisé au profit d’un organe. Il a été envisagé une période intérimaire « en vue d’assurer un transfert harmonieux et progressif ».[13]
S’il est admis que l’Union doit être « différente de l’O.U.A. sur le plan de ses pouvoirs, de son autorité et de la nature de ses décisions »;[14] il n’en reste pas moins vrai qu’on est encore à l’étude de ces matières. L’un des tests décisifs qui montrerait que la nouvelle organisation constitue « un véritable instrument de transformation politique et socio-économique du continent et non un simple changement de nom »[15] est « l’octroi d’une certaine souveraineté à l’Union de manière progressive ».[16] Mais auparavant, il s’avère “important de clarifier le degré de souveraineté à transférer par les États membres à l’Union.”[17]
En définitive l’Union apparaît encore comme un projet en voie de réalisation.


* Professeur à l’Université de Kinshasa (République Démocratique du Congo).
[1] Kwamé NKRUMAH, LAfrique doit sunir, Paris, Présence Africaine, 1994, 256p. A noter que le verbe “doit” y est souligné au rouge.
[2] Soixante-douzième session ordinaire / Septième session ordinaire de l’AEC, Rapport de la conférence ministérielle sur la création de lUnion africaine et du parlement africain, Lomé (Togo), 4-8 juillet 2000, doc. CM/2162 (LXXII), P. 11.
[3] Selon l’hommage d’un des géants d’alors de la diplomatie mondiale, Andréi GROMYKO, Mémoire, Paris, Belfond, 1989, p. 257.
[4] V. le paragraphe premier du préambule de l’acte constitutif de l’Union africaine.
[5] V. le paragraphe troisième dudit préambule, ibid.
[6] Contra, V. la thèse de Ntumba Luaba LUMU, La Communauté économique européenne et les intégrations régionales des pays en développement, Bruxelles, Bruylant, 1990, pp. 30 et 495.
[7] Selon un entretien que l’auteur a eu avec l’ancien président Ben Bella (Algérie), à la fin du mois de novembre 1999, le président Khaddafi avait réuni autour de lui quelques anciens chefs d’États africains dont Julius Nyerere, Nelson Mandela, Ahmed Ben Bella, etc.; M. Ben Bella a aussi indiqué que M. Mouhammar El Khaddafi fréquentait les maquis du FLN algérien du Sud alors qu’il n’avait environ que quinze ans. Il lisait alors la littérature de propagande du FLN contre la domination étrangère (coloniale).
[8] Il s’agit d’universitaires européens de diverses disciplines.
[9] V. la déclaration de Salim Ahmed Salim, Rapport de la conférence ministérielle sur la création de l’union africaine, op. cit., p. 6.
[10] A en croire les travaux préparatoires, le chef de l’État libyen a plaidé pour “la réalisation immédiate de l’Union africaine”, V. Rapport de la Conférence ministérielle sur la création de l’Union africaine, doc. CM/2162 (LXXII), op. cit., p. 2.
[11] V. l’allocution du Président Alpha Oumar Konaré (Mali), ibid, P. 11.
[12] Ibid, et l’allocution du Secrétaire général de l’O.U.A., ibid, p. 7.
[13] Commençant le 26 mai 2001, date de l’entrée en vigueur de l’acte constitutif, cette période devrait prendre fin avec la convocation de la session ordinaire de la Conférence de 2002 selon le rapport du Secrétaire général de l’O.U.A. V. Conseil des ministres de l’O.U.A. Soixante-quatorzième session ordinaire / Neuvième session ordinaire de l’AEC 5-8 juillet 2001 – Lusaka (Zambie), Rapport de la 74ème session ordinaire du conseil des ministres doc. CM/Rpt (LXXIV), P. 19.
[14] Ibid, pp. 16, 18 et 20.
[15] Ibid, p. 16.
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